UNE NOURRITURE
PURE ET DÉLICIEUSE
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Dans la première moitié du dix-septième
siècle, Tukaram est le plus grand des nombreux saints-poètes
issus des basses couches sociales du Maharashtra. Il vécut
à Déhu, un village aux portes de Puné. Cinq de ses poèmes
parlent des ménagères qui préparent chaque matin la nourriture
du jour. Quatre d'entre eux parlent des femmes de maison
qui vannent, pilent, moulent et cuisent7. Le poète a été
capable d'exprimer avec les mots les plus quotidiens
de ces femmes, ce qui meut leurs gestes et inspire leurs
attitudes.
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Nourriture pure, grain pur, mouture pure,
une compagne à l'esprit pur sont des termes qui reviennent
incessamment comme des formules incantatoires dans ces
quatre poèmes. (Pour éviter que leur traduction soit trop
inélégante, nous les rendons par des synonymes appropriés
: sain, propre, net). La sensibilité existentielle et
concrètement humaine du poète a su articuler avec eux
ce qui fascine les meunières et les attache à leur ouvrage
matinal. D'abord, une nourriture raffinée, saine et propre
est la plus agréable qui soit : c'est leur point d'honneur
de maîtresses de maison compétentes. Le repas est un
délice partagé quand la nourriture est excellente. Celle-ci
maintient la bonne humeur de tous au foyer. Il faut donc
la préparer soigneusement et ne point compter sa peine.
Pourtant, le poète dit beaucoup plus et autre chose que
ces simples plaisirs, aussi valables et recommandables
soient-ils. Dans l'attention et l'importance accordées
à ces tâches, il appréhende des motivations plus profondes.
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Si la mouture n'est point pure et si
les meunières ne se consacrent point de corps et d'âme
à leurs tâches, elles peuvent en effet se voir reléguées
dans le coin de la maison, ce coin où on rejette les ordures
une fois qu'on les y a balayées pour ne plus les voir
ni y penser. Une femme qui ne dévoue point toutes ses
forces à moudre deviendra elle-même un déchet de la famille.
Aucune ne saurait donc se montrer pécheresse à ce point,
vilaine ou si affreusement pervertie. Moudre n'est point
un devoir occasionnel ou facultatif.
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La nonchalance gâche toute la vie quand
le travail accompli avec dévouement est bonheur, au sens
le plus prégnant du mot, c'est-à-dire de bien-être sans
faille ni dégradation de l'âme et du corps. Le mot pur
veut exprimer ce message d'un absolu attachement au devoir
et de consécration aux tâches de son état, comme clé du
bonheur. La pureté est ici l'absorption physique et mentale
dans le mouvement incessant du moulin : se fondre avec
lui c'est accéder à la paix de l'esprit et à la joie de
la vie. C'est se laisser transporter par le sens et le
mouvement de sa propre existence jusqu'à l'exaltation.
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On a rempli le moulin avec des poignées
de grain net,
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Avec des grains grossiers, tout est gâché. 1
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Chère amie, sasse et vanne un grain net,
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Toi, la vilaine, pourquoi as-tu gâché ce qui était prêt
? Réf.
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Ce qui est dans ton van a été trié proprement,
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Sinon, quel gâchis, toi, l'affreuse ! 2
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Ce qui est dans ton van, à toi d'y veiller, tu le peux,
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telle la mouture, tel le repas. 3
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Ce qui est dans ton van, vanne-le dedans, soigneusement,
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Toi, la fainéante, tu aurais tout gâché. 4
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Quand tu mouds, les pierres crissent,
tu ne t'en aperçois pas ?
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Quoi ! N'as-tu point d'yeux ni d'oreilles ? 5
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Une fois que c'est dans le van, tu peux le nettoyer,
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Si tu ne te donnes pas assez de mal,
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Tu seras rejetée dans le coin au rebut, dit Tuka. 6
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Je te dis le bonheur d'une mouture pure,
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Amie, je veux te prévenir. 1
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Si ta mouture est pure, elle est vite
achevée,
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Si tu te fonds de tout ton corps dans
le mouvement des meules,
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alors tu seras en paix. Réf.
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Quand tu manges de la nourriture saine,
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l'âme et le corps se sentent à l'aise,
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et il faut peu de feu sous le pot. 2
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Il est facile de cuire de jolis grains,
rien ne reste,
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rien ne s'avarie. 3
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Tuka dit : nous apprécions tous une nourriture
saine,
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cela ne détourne pas ton mari de toi. 4
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Le soutien assuré d'une compagne à l'esprit également
pur,
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amie intime qui partage la même ardeur,
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Le charme musical du cliquettement des anneaux de bras
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et des mélodies de chants
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maintiennent la vigueur et la perfection du travail. [160]
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J'ai gardé prêt le grain à piler,
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Ma compagne, son esprit est pur. 1
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Rappelle-toi que tu me réveilleras
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aux dernières heures de l'aube. Réf.
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Amie ! Tu frappes à la même cadence,
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Je vais accorder le rythme de mes coups au tien. 2
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Regarde, comment l'une sasse, la deuxième
trie,
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la troisième met la dernière main. 3
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Une fois le pilage fini, mets-toi à la
cuisine,
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puis prépare une crème au lait sucré. 4
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Les frères Uddhva et Akrura, tous les
deux,
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avec père Narayan viennent pour le repas. 5
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Tuka dit -. je soupire après la maison de ma mère,
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Ils envoient le gars pour m'y accompagner. 6
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[157]
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Recueille le grain, chante Narayan, trions tout le grain.
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Tiens bien le pilon, empoigne-le fermement et frappe.
Réf.
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Le cliquetis des anneaux fait une musique
continuelle,
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Chantons, soupirant après la maison maternelle. 2
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Le pilage n'entraîne aucun épuisement
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tant que ceci nous maintient ensemble. 3
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Tuka dit : telle que le miroir qui reflète l'image
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la nourriture préparée s'avère aussi pure. 4
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[158]
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L'enthousiasme que prônent et vantent
de nombreux chants de la tradition des chants de la meule
des paysannes du Maharashtra est de la même nature cristalline
que cette pure mouture du poète. Cette pureté est l'essence
de la bhakti des paysannes. Elle est un vouloir intense
et profond de vivre à plein. Le poète avait su la percevoir
et l'éprouver comme une pulsion qui met en mouvement le
corps et l'esprit des meunières. Quelques versets de celles-ci
suffiront à nous le rappeler:
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La farine finement
moulue fait du pain en un rien de temps,
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C'est le repas
pour mon frère, je le prépare rapidement.
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Doux est le
pain fait avec de la farine fine,
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Ma chérie,
rappelle-toi les conseils de ta mère.
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Ma chère fille,
je t'ai donnée en mariage dans une maison grouillante
d'activité,
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Ce clou de
girofle vert — ma tendre fillette
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s'est fondu dans les épices écrasées.
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Quand tu travailles, n'épargne point
ton corps,
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Ce n'est point de l'or à peser dans une
balance.
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Cette intentionnalité fut perçue et exprimée
avec une perspicacité sans pareille par le plus grand
des saints poètes du petit peuple du Maharashtra, au dix-septième
siècle, Tukaram, dont nous avons déjà cité quatre poémes.
En voici un cinquième où il est encore fait mention des
chants de la mouture.
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A force d'entêtement,
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Si l'on obtient un rien, c'est pour se faire débouter.
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Le fruit d'un juste dessein,
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On ne voit point l'énergie capable de l'atteindre. Réf.
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Les chants de la mouture,
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En prendrait-on la vraie mesure littéralement ? 2
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Meules, mortiers et battes
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Nous gagneraient-ils l'entrée du Royaume, dit Tuka. 3
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Le saint poète est désabusé de son Dieu.
Il a beau s'obstiner à prier avec insistance, sa vraie
demande est délibérément ignorée. Le peu qu'il obtient,
c'est trois fois rien. Il ne le doit, qui plus est, qu'à
son importunité, pour y mettre fin. Nul égard pour sa
requête ou son attente.
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Tukaram était, de l'avis de Dilip Chitre,
"le dernier grand poète bhakti de langue marathi,"
celui qui donna à la bhakti de nouvelles dimensions existentielles."
"A la fois terrestre et spirituel, Tukaram est capable
de créer avec des mots pris de la vie la plus terrestre,
des analogies révélatrices de la vie spirituelle. C'est
ainsi qu'il est capable de montrer à quel point les racines
d'une grande poésie gisent bien proches des mots les plus
communs." "Le bon sens de Tukaram n'est jamais
en contradiction avec son mysticisme : l'un renforce l'autre."
Les poèmes que nous avons cités confirment cette évaluation.
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